"Au tribunal, je dois répéter que la vidéo est truquée": Azma Boukhari, femme politique pakistanaise victime d'un deepfake à caractère sexuel, a entamé une bataille judiciaire contre les auteurs de ces supertrucages devenus une "arme politique" pour décrédibiliser les femmes.
"Un soir, on m'a annoncé qu'une vidéo pornographique accolant mon visage au corps d'une artiste indienne se propageait en ligne", raconte à l'AFP Mme Boukhari, nommée en 2024 ministre de l'Information et de la Culture du Pendjab, province la plus peuplée du Pakistan.
Dans une société musulmane ultra conservatrice, où relations sexuelles hors mariage et concubinage sont passibles de poursuites, Azma Boukhari assure avoir immédiatement redouté les conséquences.
"C'était sur Facebook, sur TikTok, partout. Je suis restée silencieuse plusieurs heures puis je me suis effondrée. Ma fille m'a serrée dans ses bras et m'a dit +maman, il faut que tu te battes et que tu réclames justice+", relate la politicienne de 48 ans depuis son domicile à Lahore.
- "Honneur perdu" -
L'usage de deepfakes, ces montages numériques faisant faussement apparaître des personnes en train de dire ou faire des choses grâce à une technologie en constante évolution, a explosé avec les législatives de février.
L'ex-Premier ministre et star du cricket Imran Khan a même fait campagne depuis sa prison via des contenus générés par intelligence artificielle. Son parti est arrivé en tête.
Tous les partis assument désormais de recourir à l'intelligence artificielle sur leurs réseaux sociaux. Mais rapidement, ces montages ont servi à attaquer des politiciennes.
"On cible les hommes politiques pour incompétence ou corruption mais on vise la vie privée des femmes politiques: leur rôle d'épouse, de mère et leur vie sexuelle", souligne le spécialiste de l'intelligence artificielle Henry Ajder.
"Les deepfakes sont des armes redoutables", pour "intimider et dénigrer" des Pakistanaises déjà rares en politique, estime-t-il. Si l'Assemblée nationale leur réserve 60 des 266 sièges hors scrutin, encore peu de députées sont élues hors quota.
Les partis présentent rarement des femmes et, effrayés à l'idée qu'on s'en prenne à la "réputation" de leurs candidates, les placent sur des "sièges éjectables", estime Fatima Razzaq, militante des droits des femmes.
Surtout, "le seuil d'atteinte à la réputation est beaucoup plus bas que dans d'autres pays", souligne M. Ajder, avec un code patriarcal strict régissant la vie des femmes et leur droit à étudier, se marier ou avoir des enfants.
Une fois visées par des deepfakes, "leur image est vue comme immorale et c'est l'honneur de toute une famille qui est perdu", assure la militante des droits des femmes Sadaf Khan. Dans un pays où les "crimes d'honneur" sont courants, "cela peut les mettre gravement en danger".
Un deepfake débusqué par l'AFP en octobre montrait ainsi une vidéo de Meena Majeed, ministre de la province du Baloutchistan, étreignant un ministre homme avec la légende: "L'impudeur n'a pas de limites".
Régulièrement, déferlent sur les réseaux sociaux des vidéos truquées de Maryam Nawaz, ministre en chef du Pendjab, se déhanchant pour une danse du ventre.
Azma Boukhari raconte aussi avoir été insultée en ligne pour des images trafiquées la montrant le bras autour de l'épaule de son mari en public.
- "Réguler les réseaux sociaux" -
En 2016, une loi a été adoptée "pour prévenir les crimes en ligne", mentionnant les trucages numériques réalisés sans consentement. Mais ce texte est insuffisant pour les défenseurs des droits humains.
Car, pointe M. Ajder, ces contenus s'échangent "sur des messageries fermées comme WhatsApp et Telegram et cela complique grandement tout travail de modération ou de vérification".
Pour Mme Boukhari, il faut renforcer la loi pour que les responsables de deepfakes soient condamnés. Mais ils sont souvent à l'étranger, "donc difficiles à traduire en justice", affirme l'avocate en droit du numérique Nighat Dad.
Azma Boukhari, elle, veut "une preuve certifiée" de la justice affirmant qu'elle est "victime d'une technologie truquée". Car, sans un papier officiel, dit-elle, impossible de faire taire les rumeurs ou de contraindre les plateformes à supprimer les montages.
Avec moins de 30% des 240 millions de Pakistanais sur les réseaux sociaux, l'éducation aux médias et aux nouvelles technologies est faible et la désinformation reine.
"Je me bats pour obtenir justice mais aussi pour réguler les réseaux sociaux", ajoute-t-elle.
Les autorités ont déjà un temps interdit YouTube et TikTok. Aujourd'hui, X, plateforme quasi sans modération où règnent les deepfakes pornographiques, est banni. Une interdiction allègrement contournée à l'aide de VPN.
Surtout, le combat de Mme Boukhari pour réguler les réseaux sociaux effraie les experts en numérique, vent debout depuis des mois contre l'installation selon eux d'un système de contrôle en ligne par les autorités qui a fortement ralenti internet.
"Le blocage et la censure ne sont pas des solutions, cela viole d'autres droits fondamentaux", avertit l'avocate en droit du numérique Nighat Dad. [AFP]